La Journée de la Chute
Départ : Albergue Camino Frances, Santibàñez de
Valdeiglesias
Arrivée : Albergue San Javier, Astorga
Distance parcourue : 14,1 km
Podomètre :
21 575 pas
Cumul : 666
km - je savais bien que cette journée était diabolique / 801 189 pas
Météo : Aaaaaaaah.
Avec huit A.
Rushes : 153 Go
Si seulement il s'agissait de
chute des températures. Mais c'est bien la seule qui nous épargnera. Je
commence par tomber du lit sur les coups de 5h, lorsque les autres pèlerins
commencent à partir. C'est une image, hein, je ne me suis rien cassé. Je vérifie
l'avancement de téléchargement des photos de la veille : point mort absolu.
Premier échec du jour. On sent que ça va être positif, cet article, pas vrai ?
Je me rendors, on émerge vraiment
vers 7h seulement. C'est déjà tard pour une journée de marche, mais on n'arrive
vraiment pas à faire autrement. "C'est de plus en plus dur le matin, non
?" me demande Alain. "Et j'ai mal dans tout le corps, mes doigts ne
répondent presque plus...". Il est encore temps de prendre un bus pour
Astorga, situé à un peu plus de 12 km de là. "Non, c'est la dernière
journée d'étape avant la semaine de pause, 12 bornes c'est pas grand
chose.". Un pas grand chose qui pique un peu quand même, à l'image de la
côte qui nous attend dès la sortie de l'auberge, comme ça, cash. Et elle n'est
pas encore terminée qu'elle se transforme en piste encailloutée. Qui n'est elle-même
pas encore terminée qu'on se dit que ça tire à gauche...d'avoir un pneu crevé.
Il est 8h, la journée est déjà longue et le soleil bien haut. Nous on
s'installe plutôt tout bas, pour changer cette satanée chambre à air. Merci
Serge de nous en avoir fourni en rechange ! On aurait eu l'air malins avec nos
chambres à air de charrette, trop larges pour le fauteuil, en plein milieu de
la brousse. Le pneu refuse de se décoller, les outils en plastique véritable ne
tiennent pas la cadence de l'impatience toute de nerfs constituée d'Alain.
Heureusement, un cycliste français s'arrête à notre hauteur et nous offre son
aide ainsi que ses outils en métal. De meilleures perspectives reprennent.
Nous repartons avec des
propositions d'aide. Le genre de question qu'il ne faut pas nous poser, parce
que l'on va répondre "Oui". Le Hollandais Dario puis deux jeunes
Américains m'aident à accompagner Alain sur une partie des côtes. Tous ont bizarrement
la même réaction arrivés au sommet : ils s'empressent de nous souhaiter un bon
chemin sans demander leur reste et accélèrent le pas. Vous avez peur qu'on ait
à nouveau besoin de vous peut-être ? "Ils ont l'air de tomber de haut en
comprenant que c'est ça, nous aider ! A trois vous avez eu du mal, et dire que
sinon tu le fais toute seule..." C'est sur que je me découvre des muscles
insoupçonnés, et que je ne crache jamais sur du renfort. Déjà parce que ça ne
se fait pas de cracher sur les gens. Et puis parce que les courbatures
deviennent paralysantes. Mais seule avec Alain, les avantages sont ailleurs.
En effet, être trois à le pousser
n'empêche pas Alain de faire plusieurs chutes mémorables sur ce terrain
complètement inadapté. Ornières, pierres, végétation, tout est prétexte à faire
dériver les roues. Et si nos trois forces ne sont pas de trop pour affronter le
dénivelé avec Alain, côté équilibre en revanche on s'en sort toujours mieux à
deux. Notre binôme a appris à sentir venir les déséquilibres, à compenser les
déviations, à retenir l'ensemble lorsque les forces ne sont pas au bon endroit.
Il est très rare qu'Alain chute lorsque je le pousse. ça arrive quand même, surtout
dans des montées si difficiles, mais moins que dans les autres configurations.
Seul, lorsqu'il est un peu devant sur la route, il ne peut pas compenser un
déséquilibre senti trop tard ou une irrégularité de la route. Son corps puis le
poids du fauteuil l'entraine, là où je peux l'aider quand je suis à côté à
retrouver son centre de gravité d'un geste simple pour quelqu'un de debout. A
plusieurs, peu sont ceux qui nous accompagnent assez longtemps pour apprendre à
synchroniser nos forces. Mais ça nous aide bien lors des montées, alors merci
les gars ! Et c'est quelque part joli de se dire qu'on a cette harmonie avec Alain,
après tout ce temps passé ensemble sur les routes.
Après avoir vaincu une des côtes
les plus difficiles du trajet, nous tombons sur l'Eldorado du Pèlerin
(l'expression française "tomber sur" est décidément bien pratique pour
donner une cohérence à cet article) : Une Oasis dans la douleur. Tout est
gratuit, tout est gentil. Il y a des fruits frais, du jus, des graines de plein
de trucs qui donnent des forces, des coussins, de l'ombre, un tampon de
Crédentiale en forme de coeur. Le tout offert par un espagnol bronzé-caliente,
aux yeux d'un bleu à tomber par terre. C'est vraiment bien, cet endroit.
Comment ça, je tombe sous le charme ? C'est juste une surprise bien agréable
après l'effort. Nous y retrouvons nos joyeux lurons Philippe, Isabelle et Marie-Renée
ainsi que quantité de Pèlerins étrangers qui nous informent avoir été dans la
même Auberge que Maud la nuit dernière, et qu'elle nous cherche. Blessée au
pied, elle a ralenti son rythme. Mais comme Alain est bientôt en pause
également, ils se retrouveront. Une belle perspective pour combler mes jours
d'absence.
Alain conseille d'ailleurs à tous
les blessés de ne pas forcer, et de faire une pause avant que ce ne soit trop
tard. Il met pourtant du temps à assimiler que cette rège s'applique aussi à lui.
"C'est vrai que c'est plutôt cette douleur là à laquelle je m'attendais,
jusqu'ici c'était surtout la puissante douceur des gens qu'il fallait
encaisser. Mais c'est vrai que si on veut aller au bout, il faut savoir se
préserver". On appréhende un peu les douleurs qu'il va devoir affronter
pendant la semaine de pause. Tout risque de ressortir, et il sent qu'il a
beaucoup encaissé ces derniers jours. Et en même temps mieux vaut que ça sorte
maintenant, lorsqu'il sera au calme, plutôt que d'être immobilisés dans quelques
étapes. Courage, Alain ! Le moment ne sera pas agréable à passer mais tu en
sortiras comme toujours encore plus fort.
Du courage, c'est ce que nous
souhaite monsieur Eldorado lorsque nous repartons, ainsi qu'un "bon chemin
de Vie", qu'il s'efforce de prononcer dans la langue de chacun d'entre
nous.
Nous avançons à nouveau en terre
aride, décidément harcelés par les montées et la piste pleine de pierres. Tant
qu'elles sont utilisées pour faire des flèches, ça ne nous gène pas, mais quand
c'est sur tout le terrain... "Je me demande bien qui a mis toutes ces
pierres ici" peste Alain. "Je crois qu'elles étaient là avant, Obélix..."
"Non c'est juste sur des parties, c'est forcément quelqu'un qui a voulu
ajouter du folklore au chemin, sans penser aux fauteuils... Vous pouvez pas
investir dans des routes, les Espagnols ?" C'est le genre de moment où si
on le contredit, il nous tombe dessus. Alors c'est moi qui laisse tomber le
débat. C'est vrai que quand on fournit un tel effort, ce n'est pas le moment
d'entendre que le paysage est joli et que les randonneurs classiques aiment
bien ce genre de chemins...
Pour les routes, il y a la Nationale,
où Alain s'engage en dépit du fléchage. Un petit détour mais qui évite de se
faire mal, à condition d'être prudents. Cette prudence l'encourage à monter sur
le trottoir, dont la rampe d'accès est clairement pourrie. On comprend
l'intention mais non, ça n'aide pas trop, votre bricolage. La douleur et la
rage font avancer Alain bien plus vite que moi, et prendre le trottoir pas tout
à fait droit. J'assiste de loin à cette chute, chute du convois tout entier,
cher Jean-Mimi. L'italien Puzini n'a qu'à bien se tenir.
Et c'est pas fini. Qui a dit
montées dira descentes. L'exercice de retient du charriot dans la pente est un bon
apprentissage d'équilibre aussi, et Alain termine d'user ses gants et ses
forces sur les roues. Au milieu de cet effort, le son d'une guitare adoucit nos
douleurs. En plus de la chanson offerte aux Pèlerins, El Niño propose à Alain
de se joindre à lui pour jouer. Un moment très joli et assez émouvant, et des
retournées acrobatiques suffisamment maitrisées pour éviter une chute de
guitare. Le micro fixé à la caméra considère pour sa part qu'il en a assez
entendu et me reste dans les mains. Rien d'irréparable cependant - ça c'est
pour rassurer ceux qui me l'ont prêté s'ils nous lisent. Mais forcément, ça va
marcher beaucoup moins bien... c'est assez peu pratique de tenir les deux
séparément - ça c'est pour que vous compreniez quand même ma situation critique.
La ville approche, nous avons
hâte d'arriver ! Les derniers mètres sont toujours les plus durs, surtout quand
ils sont aussi abrupts. Et on ne parle pas de la passerelle au dessus de la
voie ferrée... tout ça pour découvrir quelques mètres plus loin qu'elle est
désaffectée, cette voie ferrée ! C'est un peu rageant...
Heureusement, au bout de la côte
finale nous attendent nos amis autour d'une boisson fraîche ! Le personnel du
bar est adorable, souriant, ému du défi d'Alain, et passent pour nous tout leur
registre de chansons françaises. De nombreux compatriotes s'arrêtent à notre
hauteur pour partager leur expérience, et nous retrouvons également Elisabeth,
avec qui nous étions logés à Melle. C'était alors sa première étape, elle a
pris quelques couleurs depuis. Nous aussi je crois. Ces retrouvailles nous
confirment que les pauses et les trajets en car se sont raisonnablement compensés
et que nous tenons un rythme tout à fait honorable. Le détail de la suite sera
d'ailleurs l'objet d'un tout prochain article.
Le guide indique que l'auberge
municipale est accessible aux handicapés. Etant donné qu'Alain va y passer plus
d'une semaine, je serai rassurée de le savoir dans de bonnes conditions. La
visite des lieux me fait elle aussi tomber de haut : c'est un taudis déguisé en
cave, avec des escaliers partout. De vagues installations pour handicapés sont
cachées au bout de couloirs interminables et malodorants. J'ai les larmes aux
yeux et la poitrine comprimée de malaise. Je ne peux pas laisser Alain ici. Ce
qu'il me reste de voix s'échappe de ma gorge serrée pour expliquer qu'il s'agirait
de plusieurs nuits. Pas possible, c'est une seule nuit, me répondent les
désagréables tenants des lieux, qui soupirent à chaque question. Quand tous les
éléments convergent vers une sage décision, il faut savoir l'écouter : fuyons.
J'appelle Philippe à la
rescousse, pour savoir où est l'autre auberge dans laquelle ils sont logés, et
s'il reste des places. Tout est tellement plus simple et plus humain. Pas de
soucis pour le fauteuil, pas de souci pour la semaine, pas de souci pour être
arrangeants... Il y a certes une petite marche, et la douche est en hauteur,
mais c'est toujours moins étriqué et moins dangereux que dans l'autre. Et puis
l'ambiance est si sereine et les sourires si accueillants, que même à
difficulté égale ce serait mieux ici. Alors avec le lit installé à hauteur de
fauteuil dans la pièce près de la cuisine et la place faite à notre bazar,
c'est presque le grand luxe. Il y a même une jolie cour pour profiter de la fraicheur
du soir en regardant les étoiles. Un peu plus et j'aurais bien envie de rester
ici en vacances aussi, moi, cette semaine ! Merci San Javier, merci à tout le
personnel pour leur bienveillance. J'espère que l'ensemble ne sera pas trop
bruyant pour Alain mais tous les pèlerins semblent plutôt calmes. Je peux
partir rassurée.
Avant d'aller prendre mon premier
bus - allez, vous avez assez de lecture pour aujourd'hui, je vous réserve cet
épisode pour demain - nous allons faire un tour dans la ville, manger une
Tortilla bien sur, mais aussi repérer ce qu'Alain pourra visiter pendant la
semaine. L'auberge San Javier est dans la rue de l'imposante et magnifique
Cathédrale, juste à côté de l'impressionnant et fascinant Palais de Gaudi, le
très célèbre architecte qui a entre autre transformé Barcelone, et reste une
fierté espagnole majeure. Astorga est également connue pour sa fabrique de
chocolat, et beaucoup de commerçants parlent parfaitement français. Nous
parlons chemin, respect de la Nature et harmonie entre les Hommes. Nous nous
quittons sur le joli proverbe du vendeur de souvenirs jacquaires : tant que tu
arrives à te surprendre, tu restes jeune. C'est ça, connaître l'éternité.
Ca n'a pas l'air facile le trajet espagnol!
RépondreSupprimerCourage et vive la tortilla!
Biosus
Sophie
vous avez bien avancé Claude rencontré à St Jean Pieds de Port est à environ 250 km derrière vous aujourd’hui dimanche.
RépondreSupprimerlui aussi il apprécie la tortilla tous les jours il m'envoie une photos
bon repos à Alain et bonne continuation ...
Joëlle
Ah vraiment là... Ça me rappelle le pays quoi ! Je suis vraiment admiratif de votre persévérance. L'euphorie du départ est bien lointaine, et la motivation ne doit clairement plus y être. Vu d'ici, ça donne l'impression que vous devez puiser dans votre énième souffle en permanence. Énormément de courage à tous les deux,
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